
On pensait alors (cet « on » est une indication volontairement imprécise, car on ne pourrait savoir qui, et combien d’hommes pensaient ainsi, mais c’était néanmoins dans l’air), on pensait alors, donc, il était peut-être possible de vivre exactement. On nous demandera aujourd’hui ce que cela veut dire. La réponse serait sans doute que l’on peut se représenter l’ œuvre d’une vie réduite à trois traités, mais aussi bien à trois poèmes ou à trois actions dans lequel le pouvoir personnel de création serait poussé à son comble.
Ce qui voudrait dire à peu près: se taire quand on a rien à dire, ne faire que le strict nécessaire quand on a pas de projet particulier et, choses essentielles, rester indifférent quand on a pas le sentiment indescriptible d’être emporté, bras grands ouverts, et soulevé par une vague de la création !
On remarquera que la plus grande part de notre vie psychique serait dès lors interrompue, mais peut-être le mal ne soit t-il pas si grand.
R. Musil
L’homme sans qualités